Cet article fait suite à la partie 1, que vous retrouverez sur notre blog.

 

Nagarjuna, immense esprit philosophique qui a fondé l’école du Milieu dans le Bouddhisme du début de notre ère, demeure souvent mal connu.

Christian Miquel, docteur en philosophie et élève de Guy Bugault (le traducteur des « Stances du milieu par excellence », œuvre essentielle de Nagarjuna) a présenté le 25 Novembre 2023 une conférence au Dojo Zen de Paris.

À l’issue de cette présentation éblouissante de la logique indienne, et des éclaircissements qu’il a apportés sur des notions aussi complexes que la conscience et la causalité, Christian Miquel a répondu à quelques questions destinées aux lecteurs du blog de la Boutique Zen.

 

 

-               Un Occidental de 2023 peut-il apprécier Nagarjuna et en bénéficier s’il n’est pas particulièrement attiré par la philosophie ?

 

Oui, s’il est animé par une quête de sens et de sagesse, s’il cherche à comprendre la vie et le monde, ce qui est d’ailleurs le propre de la philosophie.

Qu’importe que la philosophie ne l’intéresse pas comme discipline : s’il est intéressé par exemple par la science, les découvertes de l’astronomie sur le vide intergalactique et les trous noirs notamment,  ou encore les paradoxes de la physique quantique et de ses particules subatomiques qui n’ont qu’une existence éphémère se déployant quelques millionièmes de secondes avant de retourner dans le champ quantique sous-jacent, les paradoxes de Nagarjuna lui parleront!

De même, s’il est animé par une recherche spirituelle, religieuse ou laïque, il ne peut qu’être interpellé par l’invitation de Nagarjuna à se méfier des concepts et des croyances pour éviter de s’enfermer dans des dogmes et pseudo-certitudes : il faut être fidèle à l’esprit, plutôt qu’à la lettre !

 

-                Le Bouddhisme est né en Inde. Au IIIe siècle c’est toujours en Inde que Nagarjuna s’est exprimé. Ici, la conférence vient d’avoir lieu dans un dojo zen, une tradition qui a ses racines dans la Chine et l’Inde. Le Bouddhisme est-il d’ailleurs ?

 

Ce que nous pratiquons dans le zen est en un sens universel puisqu’il s’agit de s’éveiller à la dimension la plus profonde de la vie, que les sagesses et religions nomment toutes différemment, bouddhéité ou nature de bouddha pour le zen, atman-brahman pour les hindous, Dieu pour les croyants, ou autres mots qui tentent de cerner le mystère de notre vie qui nous dépasse de toutes parts.

C’est en même temps particulier puisque l’approche zen se fait dans les termes et les formes du zen sôtô japonais, formes qui étaient avant chinoises avec le chan, indiennes avec Nagarjuna, tibétaines avec le Dzogchen… Chaque pays a aménagé le message originel dans sa culture - ce pourquoi à mon avis d’historien des religions, on ne pourra jamais développer un bouddhisme pur débarrassé de tout aspect culturel.

On peut par contre espérer intégrer le zen japonais importé en Occident d’une manière plus spécifique à notre culture, par exemple avec moins de rituels spécifiques à la culture japonaise.

 

-                Nous ne voulons pas nous complaire dans l’ignorance, ni agir selon des pulsions aveugles. Pour autant, est-il nécessaire de tirer au clair les questions de l’essence des phénomènes, de la vacuité, et du non-être pour vivre une vie éclairée ?

 

Oui, car on ne peut précisément se libérer de notre ignorance et des passions qu’en comprenant pourquoi et comment elles nous aveuglent en nous faisant croire qu’elles existent réellement, alors qu’elles sont en fait vides d’être propre et de substance.

Plutôt que lutter contre elles, c’est en comprenant leur absence d’être qu’on parvient à s’en libérer, en les laissant passer et en observant comment elles s’auto-dissolvent d’elles-mêmes -si nous ne nous y accrochons pas et ne les entretenons pas !

Le méditant zen découvre alors que la vacuité prônée par Nagarjuna n’est pas une affirmation métaphysique, mais une opération du vidage de tout contenu, un opérateur logique de négation de toute thèse, avec un effet profondément libératoire sur les idées, croyances ou passions qui obscurcissaient son esprit. Quand on comprend leur nature réelle vide de toute réalité substantielle, on en est aussitôt libéré.  “La vacuité est l’évacuation complète de toutes les opinions” écrit-il.

L’enseignement des 4 nobles vérités ne dit pas autre chose : la pratique de la méditation ne suffit pas, la connaissance est nécessaire en plus, il faut comprendre les causes de la souffrance, déconstruire les éléments apparemment stables en leurs agrégats de base. C’est dans cette filiation que Nagarjuna se place.

 

 

-                Que dire à un ami matérialiste qui croit à l’atome comme à une chose réelle ?

 

Qu’il a raison, mais pas complètement raison. L’atome est bien réel, et en même temps c’est une représentation du réel !

Mais qu’est-ce que l’atome ? La dimension la plus petite qu’on a cru trouver et conceptualiser avec la science. Or sa représentation classique avec un noyau, des atomes et électrons, est une construction déjà dépassée, on a dû intégrer d’autres particules subatomiques qui sont du champ de la physique quantique. Cette dernière dissout la représentation classique de l’atome, y substitue une nouvelle représentation du réel élaborée avec les moyens de la science, sans probablement jamais pouvoir s’arrêter sur des éléments ultimes.

Or, c’est exactement cela que pointe Nagarjuna : l’auto-dissolution des concepts et représentations mentales, sans qu’on ne puisse jamais isoler des éléments de base intangibles et éternels, en montrant de manière vertigineuse l’auto-dissolution des concepts, même scientifiques.

 

 

-                Pourriez-vous indiquer 2 ou 3 livres qui présentent la philosophie de Nagarjuna et de ses successeurs ?

 

Je conseille avant tout la traduction de référence, par Guy Bugault : Stances du milieu par excellence, disponible en poche, éd. Gallimard, 9 €

 

Viens d’être publié le Vigrahavyavartani, « Mettre fin aux controverses », traduit et présenté par Michel Bitbol, éd. du Cerf, 22 €

 

Pour une introduction de référence, je conseille Nagarjuna et la doctrine de la vacuité, de Jean-Marc Vivenza, disponible en poche, éd. Albin Michel, 9 €

 

Note de la Boutique Zen : Christian Miquel a eu la modestie de ne pas citer ses propres ouvrages.

Nous en mettons quelques-uns à votre disposition dans nos rayons, notamment :

Traverser la pensée vers la non-dualité, 9 €

                                                      

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