Nagarjuna

Nagarjuna, immense esprit philosophique qui a fondé l’école du Milieu dans le Bouddhisme du début de notre ère, demeure souvent mal connu.

Christian Miquel, docteur en philosophie et élève de Guy Bugault (le traducteur des « Stances du milieu par excellence », œuvre essentielle de Nagarjuna) a présenté le 25 Novembre 2023 une conférence au Dojo Zen de Paris.

À l’issue de cette présentation éblouissante de la logique indienne, et des éclaircissements qu’il a apportés sur des notions aussi complexes que la conscience et la causalité, Christian Miquel a répondu à quelques questions destinées aux lecteurs du blog de la Boutique Zen.

 

 

-        Quelles sont les idées clés qu’un pratiquant de la méditation zen peut trouver chez Nagarjuna ?

 

Nagarjuna, né au II° siècle de notre ère, adepte du Mahayana ou grand véhicule, est le plus grand philosophe bouddhiste. Il développe 5 idées-clef qui ont chacune des répercussions pour le pratiquant :

 

1-La première, importante pour un pratiquant zen, est de comprendre que nous sommes la plupart du temps prisonniers du langage qui nous fait croire que les mots sont les choses, que ces choses sont des entités stables, et que les concepts que nous utilisons ou croyances que nous avons correspondent de même à des réalités objectives.

Dans le zen où nous privilégions l’assise silencieuse, c’est une invitation à ne pas prendre le langage au premier degré, à revisiter nos certitudes, à nous méfier de nos croyances, des mots que nous mettons sur nos expériences.

Pour un autiste, entendre « tu as les yeux de ton père », lui fera penser, au premier degré, qu’il les a « réellement », qu’il les lui a peut-être volés… De même, ne soyons pas autistes avec nos croyances et jugements !

 

2-En déconstruisant les concepts, nos croyances et opinions, nous pouvons revenir à la réalité de la vie perpétuellement mouvante, les éléments étant en interaction et interdépendance, dans un jeu d’apparences pures sans identité fixe ou être propre. Taisen Deshimaru disait en ce sens que zazen c’était “décoaguler les pensées”, les rendre fluides à la vie.

Pour le méditant zen, il s’agit de même de ne pas croire à toutes les pensées qui peuvent nous passer par la tête, mais d’apprendre à les interroger, les déconstruire, en prenant du recul.

« J’ai mal, j’ai peur d’être malade, ou de ne plus pouvoir tenir la posture » : il importe de distinguer la douleur physique à laquelle revenir simplement, en la séparant de l’émotion de peur qui nous projette dans le futur, et des pensées alarmantes qui surgissent alors.

Nagarjuna déconstruira même les concepts et vérités bouddhistes dans lesquelles on a tendance à se réfugier dans le zen : les 5 agrégats auxquels le moi peut se réduire, la causalité envisagée de manière fixiste qui fait croire que les causes et les effets ont une réalité substantielle, la transmigration qui nous fait espérer ou craindre de revivre dans une autre vie, le samsara auquel on veut échapper,  le nirvana qu’on veut atteindre, même la Vacuité qu’on substantifie comme une nouvelle vérité nihiliste en disant qu’il n’y a rien - tous ces concepts opératoires deviennent très vite des constructions imaginaires .

 

  3-L’éveil se réalise dans l’instant présent, seul réel et pourtant insaisissable puisque le passé s’enfuit derrière nous, que le futur n’est pas encore là, et que l’instant passe très vite en laissant la place à un autre instant.

Mais pendant cet instant fugace, on peut expérimenter que tout est simplement là, apaisé, sans jugement, sans chercher la manière dont cela est apparu et va disparaître, car si on se lance dans cette réflexion, on repart à nouveau dans des séquences causales et dans le jeu du langage et des concepts.

Le pratiquant zen est invité à se recentrer sur le seul moment présent, et lorsqu’il y parvient, en étant pleinement absorbé en zazen, dans la cérémonie du thé ou en faisant un bouquet de fleur zen, il est déjà éveillé. « Chaque instant est un instant de plénitude » dit Dôgen en complétant ainsi l’affirmation centrale, étonnante et paradoxale par laquelle Nagarjuna commence son livre : « tout est naturellement apaisé »

 

4-Il y a donc deux aspects ou perspectives à tenir : Le réel et le monde des phénomènes existent bien, nous avons une existence une identité relative, en perpétuelle interaction avec les autres. Mais on peut en même temps être conscient que de manière ultime tout est éphémère et vide d’être propre, jeu de forme sur fond de vacuité.

Le pratiquant zen est invité par Nagarjuna à cultiver à chaque moment de sa vie une double vue et perspective, en voyant que tout ce qui lui arrive et se déploie est bien réel, et qu’en même temps à un niveau ultime c’est profondément vide et inexistant. C’est comme méditer sur notre condition humaine : nous vivons et sommes tout pendant notre bref passage sur terre ; et plus profondément nous mourrons et ne sommes rien, rien qu’une vague dans l’océan de la vie.

Avec sa théorie des deux vérités, Nagarjuna déploie pleinement la Voie du milieu Madhyamaka dont il est le fondateur. Cette voie du milieu qui consistait chez Bouddha à éviter des excès d’ascèse ou de laxisme, va être poussée par lui jusqu’au bout, dans toutes nos opinions et croyances. Elle consiste à ne privilégier ni l’affirmation ni la négation, à ne verser dans aucun excès, ni dans l’être ni dans le non-être, ni dans la religion ni dans le nihilisme, l’affirmation ou la négation par exemple de Dieu, de l’âme ou de choses éternelles sortant de la voie du juste milieu, ou plus exactement de l’entre-deux.

 

5-Ultimement, il n’y a pas d’autre monde religieux de la délivrance que celui où nous vivons, pas de différence entre d’une part le samsara avec ses cycles de souffrance, et d’autre part le nirvana qui désigne simplement leur extinction ou cessation possible.

C’est un rappel salutaire au méditant zen, pour ne jamais se réfugier dans des “arrière-mondes” illusoires, de ne pas rêver à une autre vie. Et une incitation à approcher la notion de non-dualité : pas de dualité entre le samsara et le nirvana, entre le relatif et le sens ultime des choses.

Alors qu’on demanda un jour à Maître Deshimaru s’il y avait une différence entre samsara et nirvana, il répondit : “Non aucune !... Quoique je craigne que dans le nirvana, je n’aie plus mon cognac Napoléon.” 

                                         

 

Retrouvez la suite de cet entretien dans notre article Nagarjuna, une compréhension bénéfique à l’Éveil (Partie 2 / 2 )

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